Comment comprendre le présentéisme ? Par Kévin Dufrenoy
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Comprendre et agir sur le symptôme organisationnel du présentéisme
Une étude américaine quelque peu ancienne mais éclairante sur l’ampleur du phénomène publiée en 2003, détermine que 75% à 80% des heures de travail perdues correspondaient aux suites du présentéisme et seuls 20 à 25% aux heures d’absence effectives.
Le présentéisme c’est quoi ?
On estime qu’en France le taux de présentéisme augmente, ainsi 62% des français iraient au travail même malades. En Europe, la France occupe la première place du classement du présentéisme au travail.
D’après les travaux du sociologue Denis Monneuse, le présentéisme se caractérise par la présence sur son lieu de travail d’un salarié de façon assidue, alors que son état de santé physique et mental ne lui permet pas de pouvoir effectuer ses tâches de travail de manière optimale, pour différentes raisons : c’est-à-dire que la personne peut être malade, être dans un état de mal-être psychologique, ressentir une fatigue intense liée à des difficultés personnelles et ou professionnelles.
Les manifestations du présentéisme
Le présentéisme peut s’exprimer au travers d’un salarié qui surinvestit le travail entraînant un état d’épuisement émotionnel. On parle de burn-in, stade précédant le burn-out où l’arrêt de travail est obligatoire.
Mais ce symptôme organisationnel va générer une grande insatisfaction au niveau de la qualité du travail, cette dégradation peut conduire à la démotivation au travail que l’on appelle « démission intérieure ».
L’impact du présentéisme sur le travail va s’exprimer de différentes façons, par exemple :
-Des erreurs dans le travail.
-La baisse de la qualité (produit et service).
Alors, l’image de l’entreprise peut être altérée.
Si l’on reprend l’étude récente publiée par le mutualiste Malakoff Médéric Humanis en 2019, 37% des managers n’ont pas pris ou que partiellement leur arrêt maladie contre 28% dans l’ensemble des salariés. L’article cherche à expliquer pourquoi.
3 aspects pour comprendre la problématique
Parce qu’il y a 3 aspects à prendre en compte pour saisir les enjeux de la problématique, il y a d’une part l’organisation du travail et la surcharge de travail induite par ces modes d’organisations généralement en flux tendu et le lean management, puis un aspect culturel dans les entreprises. Enfin les représentations : sur la santé, la performance, la présence sur son lieu de travail, qu’il me semble important de questionner ?
En explorant le phénomène du présentéisme, Il y a une distinction à effectuer entre deux niveaux : le collectif de travail et la culture de l’entreprise.
Au niveau du collectif de travail
S’absenter car l’on est malade perturbe le fonctionnement du groupe de travail et accroît la surcharge de travail pour les collègues. Certains malades viendront tout de même travailler afin d’éviter à leurs collègues cette charge supplémentaire, il y a présentéisme.
Mais aussi le cas plus personnel afin de ne pas être dépassé dans les dossiers, sachant que personne ne fera votre travail en cas d’absence, c’est d’ailleurs ce que relève l’étude du mutualiste, la crainte des managers sur la surcharge de travail engendrée par leur absence à leur retour, c’est un peu la double peine. C’est d’ailleurs l’un des problèmes des organisations en flux tendu, l‘impossibilité de déléguer et la surcharge de travail générée.
La « pression » au travail
De sorte qu’une autre étude effectuée aux Pays-Bas sur 4000 personnes a démontré qu’en fonction du niveau de pression au travail, le taux de salariés affirmant avoir travaillé en étant malade peut doubler et atteindre 90%, d’où la nécessité de s’interroger sur les questions d’organisation du travail dans les entreprises.
Ce type d’organisation favorise le présentéisme et la surcharge cognitive engendrée, aboutissant au surmenage dans une situation de stress chronique générée par les modalités de fonctionnent de l’organisation du travail peut aboutir en finalité à un burn-out.
Comme le rappelle l’étude Malakoff Médéric Humanis, 56% des entreprises ont eu au moins un salarié en arrêt maladie de longue durée au cours des 12 derniers mois et 24% des arrêts maladie de longue durée sont dûs à l’épuisement professionnel et/ou au stress.
Présentéisme et performance
Bien que le présentéisme soit un phénomène difficilement quantifiable, sa présence dans une entreprise a des effets non négligeables sur sa performance avec une baisse de productivité pouvant aller jusqu’à 33%.
D’après les études en santé au travail, limiter un seul facteur de risque augmente la productivité de 9% et contribue à diminuer l’absentéisme de 2%.
Il faut savoir que absentéisme et présentéisme vont souvent de paire si bien que l’on estime qu’ 1% d’absentéisme peut indiquer jusqu’à 1,4 ou 2% de présentéisme. 1% de présentéisme coûte entre 0,42% et 0,54% de la masse salariale.
Le présentéisme coûte cher, car il génère une baisse importante de la quantité et de la qualité du travail réalisées, ainsi qu’une augmentation du risque d’accidents et de conflits.
Culture et représentation du présentéisme en entreprise
Comme on a pu le voir, la France est championne du présentéisme en Europe. Dans certaines structures, du fait de la culture ambiante où il est de bon ton de rester tard au bureau pour se faire bien voir, si bien que faire du 8h30 / 20h30 est banal voire même un peu « tire au flanc » lorsque d’autres repartent vers 22h00 avec des dossiers à traiter. Des journées à rallonge même si votre métier est passionnant et chronophage.
Une banalisation dans le discours
Vous avez peut être rencontré un collègue, ou peut-être même vous, tenir ces propos, illustrant l’ancrage du présentéisme dans les modalités de fonctionnement :
« Je ne vais pas m’arrêter pour si peu ».
« Ça ne va pas se faire tout seul ».
« Si on commence à s’écouter, on ne ferait plus rien ».
« C’est juste un petit rhume ».
« Je suis patraque aujourd’hui « .
» Je ne me sens pas très bien en ce moment, mais je suis là quand même ».
« Il faut bien travailler tout de même ».
De sorte que l’on va mettre un point d’honneur à venir travailler même si l’on n’est pas en « forme », malade, un présentéisme ordinaire en quelque sorte, alors que l’on « tourne au ralenti » comme dirait l’autre le principal c’est de participer et d’être là, mais la qualité de sa présence n’est pas pour autant questionnée.
Les représentations
Alors, dans les entreprises il va y avoir des représentations négatives et positives attachées à la personne où l’absence sera connotée négativement alors que la présence est normale et souhaitable pour être bien vu.
Les représentations positives
Ainsi on aura deux catégories associées aux personnes d’un côté les fiables, ceux qui résistent, les forts, ceux qui ne s’écoutent pas, qui font passer l’intérêt de l’organisation avant de tenir compte de leur ressenti.
Les représentations négatives
Puis de l’autre côté, il y a les autres, les fragiles, les fainéants, ceux qui s’écoutent trop, ceux sur qui on ne peut pas compter finalement.
Comme le souligne très justement Sabrina Rouat, il existe une forte pression sociale notamment chez les cadres où s’absenter est vécu comme un « laisser aller ».
L’absence est associée à des représentations négatives comme le rappelle ma consœur d’être perçu comme faible, déloyal envers l’entreprise, mais aussi associer à la crainte de perdre sa place.
S’exerce alors une forme de déni sur la fragilité dans une apologie de l’homo mecanicus, c’est-à-dire, un homme machine qui ne ressent rien, productif à souhait, sans failles, un idéal de l’organisation bien loin de la réalité.
De fait, il y a une minimisation et un déni sur les besoins psychophysiologiques humains avec ses cycles pour fonctionner :
-Se réparer.
-Se reposer.
-Le besoin de pauses, pour se recharger.
L’intensification du travail conduit aux pathologies de la surcharge qui perturbent ces fonctionnements pour maintenir un équilibre avec à la clé TMS, surmenage, burn out, infarctus etc…
« Je ne vais pas m’arrêter pour si peu »
« Si on commence à s’écouter, on ne ferait plus rien ».
Sorte d’auto répression participant au présentéisme ordinaire. Alors on tente de s’auto-persuader que tout va bien on fait comme si.
Présence et efficience un enjeu complexe ?
On peut s’interroger sur la qualité de cette présence. Il y a présence et présence. Si l’accroissement du temps à l’intérieur de l’entreprise peut rassurer et conforter la croyance idéologique bien ancrée, de montrer son engagement dans le fonctionnement de l’entreprise, la réalité en est tout autre. Par ailleurs, ne jamais s’absenter du travail même malade :
« je ne vais pas m’arrêter pour ce petit rhume ».
Ne devrait plus dans les discours être valorisé ou valorisable tant les études montrent les effets nocifs de ces pratiques, sur la santé, sur le travail, sur la sécurité des personnes.
Sur la santé :
A moyen terme il y a un risque très fort de détérioration de sa santé, c’est-à-dire que la maladie peut s’aggraver, puis augmenter les risques de rechute quelques mois plus tard et l’arrêt de travail sera plus long.
Enfin, le risque de contagion, vos collègues vous remercierons à la machine à café de partager vos microbes avec eux.
Sur le travail :
Une personne malade est moins productive avec une possibilité d’effectuer son travail moins efficace. Son état accroît le risque de se blesser selon les secteurs d’activités, en cas d’erreur cela peut coûter beaucoup plus cher à l’entreprise que l’arrêt de travail qu’il aurait été souhaitable de prendre.
Lorsque l’on est malade, l’on est moins vigilent et cela peut avoir des conséquences sur le trajet domicile/ travail, l’on peut devenir une source de danger pour soi mais surtout pour les autres.
Or cette présence accrue n’est pas nécessairement un signe de meilleure productivité et de meilleur investissement du temps.
La culture d’entreprise entre bonne conscience et inefficacité
Ces cultures d’entreprise du présentéisme exercent une pression sur les individus les incitant à venir au travail même s’ils ne sont pas aptes pour le réaliser à leur plein potentiel, d’où cette célèbre phrase qui illustre bien l’état d’esprit de ces organisations :
« tu pars à 18h00, tu prends ton après-midi ? ».
Ce genre de réflexion plus ou moins directe avertit et dissuade sur le fait de ne pas être là :
« je vais me faire mal voir »
« Que va penser mon chef, mes collègues, pour qui je vais passer ».
« Si je m’arrête comme ça s’en sera fini de ma promotion ».
Cette présence contrainte par des cultures d’entreprise, ou encore les contraintes financières qui poussent à dénier son état de santé réel, ne pas s’écouter suffisamment, font que les personnes vont au travail et prennent des risques, alors qu’elles ont des capacités diminuées.
Ce constat du phénomène de présentéisme sur les lieux de travail pose deux questions :
La première concerne la question de la performance si chère à notre société contemporaine. Ces comportements favorisent-ils une meilleure performance, d’après les différentes études en santé au travail c’est bien le contraire, ces comportements détruisent l’efficacité.
La deuxième question concerne la santé et la possibilité d’un développement de cette dernière.
Comment sortir du présentéisme dans son organisation ?
Comprendre le phénomène du présentéisme nécessite d’explorer les arcanes de l’organisation, est-ce que la culture de l’entreprise encourage ces pratiques dans les discours internes ?
Remettre à plat le fonctionnement de l’organisation du travail, la répartition des charges de travail pour aborder la question des rythmes de travail, sont-ils adaptés ?
Déculpabiliser par l’accompagnement de ses équipes aux nécessités de devoir s’absenter pour des motifs valables :
« Tu sais tu ne devrais pas venir au travail dans l’état où tu es en ce moment, prends quelques jours».
Ne devrait pas être une phrase qui semble sortir d’un film de science fiction, mais intériorisée comme normale résultant d’une responsabilité collective et individuelle sur ces pratiques. Car le présentéisme a des répercussions sur l’ensemble de la structure.
Un travail de réflexion
Ce phénomène du présentéisme nécessite de mener un travail de réflexion interne dans les organisations sur les représentations de la performance :
C’est quoi être performant ?
Redéfinir les critères de performances réelles et de construction de l’efficacité loin des représentations bien ancrées dans les modalités de fonctionnement des organisations, mais revenir toujours à ce qui se fait.
Questionner la nature de la présence :
Comment cette présence se caractérise-t-elle ?
Mais aussi un travail sur les représentations de la santé et de la fragilité consubstantielle à notre humanité et force de grande possibilité d’action sur le réel.
Renouer un dialogue interne sur la subjectivité des vécus au travail, reste un vaste chantier à mener pour transformer et déconstruire ces conduites, afin de construire et développer des organisations adaptées aux besoins du maintien et du développement de la santé.